Mark HunyadiPublié vendredi 23 février 2018 à 15:25, modifié vendredi 23 février 2018 à 15:30.
https://www.letemps.ch/culture/jurgen-habermas-un-demisiecle-dune-pensee-action
Jürgen Habermas, un demi-siècle d’une pensée en action
Une biographie et un recueil de textes du penseur allemand retracent un parcours intellectuel fulgurant où les relations intersubjectives sont placées au cœur de la réalité humaine
Plus grand penseur vivant (il est né en 1929), auteur d’une œuvre philosophique qui a acquis une audience mondiale, Jürgen Habermas est aussi l’intellectuel engagé le plus présent sur la scène politique allemande et européenne. Dans son œuvre, il reprend tous les grands thèmes qui ont scandé l’histoire de la philosophie (la vérité, la justice, la connaissance, la raison, l’Etat, le langage, le rapport au monde et à autrui) et les réinterprète dans le sens d’une philosophie de la communication.
Son credo, exposé sous toutes ses facettes philosophiques: le point de départ de la philosophie ne peut plus être le sujet et sa conscience souveraine (Descartes, Kant), mais la communication et le milieu dans lequel elle se déroule, le langage. La brique élémentaire de la réalité humaine n’est pas l’individu, mais la relation intersubjective qui permet à chacun de s’individuer. De là découle tout le reste, notamment une théorie de la démocratie fondée non sur la défense des droits individuels, mais sur la communication réciproque de tous les concernés. Dans le même élan, il défend pour l’Europe un «cosmopolitisme constitutionnel» qui réinterprète dans la complexité d’aujourd’hui l’idée de «Paix perpétuelle» projetée au XVIIIe siècle par Kant.
Un défi pour les générations à venir
Paraissent cette semaine simultanément chez Gallimard deux gros volumes de textes retraçant son parcours de 1971 à 2017 (lire ci-contre) et une biographie, qui remet dans leur contexte l’œuvre du philosophe et les interventions publiques de l’intellectuel engagé.
Habermas lui-même déclarait récemment que ce qui reste de l’existence d’un philosophe, c’est, «dans le meilleur des cas, une idée nouvelle, formulée de manière idiosyncrasique, et bien souvent énigmatique, sur laquelle s’échineront les générations suivantes». Au sommet de sa gloire désormais mondiale, le plus grand philosophe vivant livrait là en 2015 une forme d’autoportrait voilé. Car une idée nouvelle, oui, il en a formulé une, et de taille: c’est que la communication entre les humains forme un règne à part entière de la raison, irréductible à la raison techno-scientifique qui domine notre monde. Et cette idée, il l’a exposée sous toutes ses facettes, défendue contre toutes les objections, exploitée dans tous les domaines philosophiques possibles. Au point qu’effectivement, les générations futures auront longtemps de quoi la ruminer.
Prolixité et ténacité
Les deux gros volumes de textes (Parcours 1: 1971-1989; Parcours 2: 1990-2017, 600 pages chacun) que publie Gallimard sous la direction de Christian Bouchindhomme (voir notre entretien ci-contre) témoignent de cette fabuleuse prolixité, mais aussi de l’extraordinaire ténacité philosophique de ce penseur maître. Au-delà des débats philosophiques et techniques sur lesquels «s’échineront les générations suivantes», une chose frappe, à considérer dans son ensemble l’immense parcours intellectuel de Habermas: c’est que sa pensée était et reste toujours orientée vers l’avenir, vers ce qu’il faut poursuivre et construire. C’est un penseur «pour».
C’est ce que confirme Stefan Müller-Doohm dans la biographie qui paraît simultanément chez Gallimard: «Quand il n’est pas sur la route, il écrit – même si on ne se départira pas du soupçon, au regard de l’abondance de ses publications, qu’il écrit aussi pendant ses voyages. Le plus souvent, il écrit pour quelque chose: pour les droits de l’homme, pour une société juste, pour que les journaux continuent à vivre, pour que s’impose la raison, pour l’Europe.» C’est bien vu. Et cela le distingue assez radicalement de la plupart de ses contemporains, qui ont une fâcheuse tendance à épuiser leur intelligence à montrer combien ils sont intelligents.
Interventions publiques mémorables
Une chose parmi mille autres ressort de l’imposante biographie de Müller-Doohm: c’est la précocité des intuitions philosophiques majeures de Habermas, qu’on reconnaît à l’état embryonnaire dès les premiers écrits des années 1950. Mais aussi la précocité intellectuelle tout court de ce jeune homme de province qui a très vite suscité l’admiration de ses aînés (Adorno et Gadamer sont les plus connus). Il a fait une entrée tonitruante sur la scène philosophique à 24 ans, en publiant un mémorable article contre Heidegger, auquel cet encore inconnu, qui n’a pas eu à faire la guerre (il est né en 1929), ne pouvait pardonner non pas tant son passé nazi que son incapacité à s’expliquer avec lui. Au demeurant, le biographe note que cette confrontation a peut-être remplacé celle qu’il n’a jamais eue avec son propre père, qui, lui, fut engagé volontaire, à 48 ans, dans la Wehrmacht.
La chute du Mur, puis l’intervention américaine en Irak, le mémorial de l’Holocauste, les développements de l’ingénierie génétique et les aléas de la construction européenne furent autant d’occasions d’interventions publiques mémorables
Bien que la vie de Habermas ne soit pas en tant que telle passionnante (c’est la success story universitaire, certes parfois accrochée, d’un intellectuel hors catégorie), la biographie de Müller-Doohm l’est, notamment parce qu’elle réussit à mettre en évidence de façon très vivante et fluide le double parcours de Habermas: celui du philosophe professionnel, étape par étape et livre par livre, et celui de l’intellectuel engagé, polémiste redoutable et influent, intervenant sans relâche dans les débats publics. La chute du Mur, puis l’intervention américaine en Irak, le mémorial de l’Holocauste, les développements de l’ingénierie génétique et les aléas de la construction européenne furent autant d’occasions d’interventions publiques mémorables – toujours dans la presse écrite. Tout cela est retracé par le menu.
Ce livre réussit à honorer parfaitement l’intention affichée dès les premières pages: «Cette biographie a pour ambition d’illustrer les interdépendances de l’histoire personnelle et de l’histoire de l’œuvre dans le contexte de l’histoire contemporaine.» Ainsi par exemple, l’histoire personnelle montre comment le bec-de-lièvre dont il souffrait l’a sensibilisé, dès la cour d’école, à l’importance du langage, à la vulnérabilité et à l’injustice de l’exclusion. La grande histoire lui a insufflé le sens moral des idéaux démocratiques, qu’il n’a cessé d’approfondir. Son intelligence souveraine a fait le reste.
Jürgen Habermas. Une biographieStefan Müller-Doohm
Traduit de l’allemand par Frédéric Joly
Gallimard, 650 p.
La communication selon Habermas
La communication est le concept central de la théorie de Habermas. Lorsque nous parlons, nous élevons simultanément des «prétentions à la validité»: nous prétendons que ce que nous disons vaut, et nous pouvons, le cas échéant, le justifier. C’est le noyau dur de la théorie de la rationalité chez le philosophe. Cette conception de la validité lui permet de décliner la notion de vérité en trois domaines différenciés: la validité objective (discours scientifique, vérité), la validité normative (discours moral, justesse) et la validité subjective (monde subjectif, sincérité).
La notion de validité se substitue donc à celle de vérité. Une énonciation peut être valide sans être vraie. Le noyau rationnel et intersubjectif de la communication est donné dans cette possibilité toujours ouverte de justification.
La communication est une activité élémentaire, distincte de l’activité qui a toujours été considérée comme le type suprême de rationalité: l’activité dite instrumentale, c’est-à-dire en fonction d’une fin (par ex., travailler pour gagner de l’argent). Par l’activité communicationnelle, deux sujets sont capables de s’entendre; dans l’activité instrumentale, on intervient sur le monde, ce qui est très différent. La communication est structurée par l’entente, ce qui ne veut pas dire, naturellement, que l’entente règne. Elle a chez Habermas le rôle d’une idéalisation morale. Beaucoup de malentendus à propos d’Habermas viennent de cette confusion. M. Hu.
Christian Bouchindhomme:«En France, la réception de son œuvre repose sur un malentendu»
Philosophe, enseignant à l’Université Paris-Dauphine, Christian Bouchindhomme a participé à la fondation des Cahiers de philosophie, à la fin des années 1970. Il est l’un des principaux spécialistes et traducteurs de l’œuvre de Jürgen Habermas et cosigne avec Frédéric Joly, Rainer Rochlitz et Valéry Pratt la traduction de Parcours. Véritable voyage au travers d’une pensée, le recueil rassemble des textes du philosophe allemand, des années 1970 à aujourd’hui.
Le Temps:Quelle est la spécificité des deux nouveaux volumes qui viennent de paraître?
Christian Bouchindhomme: Parcours n’est pas un recueil de textes inédits sur des thématiques définies. Et ce n’est pas non plus la traduction d’un recueil préexistant en allemand. Parcours a pour objet l’œuvre philosophique de Jürgen Habermas elle-même, de 1971 à 2017 – du moins dans certains de ses aspects. Un trait essentiel de ce recueil est qu’il place cette œuvre sous le regard rétrospectif de son auteur: on y trouve notamment cinq textes de 2009 qui, chacun sous un angle différent, présentent à la fois la genèse de l’œuvre, son cheminement et un état des problèmes auxquels elle demeure confrontée. Ainsi, nous avons intégré à cet ensemble les contributions les plus récentes dans lesquelles Habermas propose ses dernières avancées, que ce soit sur le rôle de la philosophie, sur son rapport aux religions, sur la question de l’Europe ou encore sur ce qu’il entend par «raison communicationnelle».
Vous avez donc respecté le caractère polyvalent de son parcours philosophique?
L’un des attraits de l’œuvre de Habermas est son caractère omnidirectionnel. Il peut être certes tenu, tout à la fois, pour un grand intellectuel public, pour un philosophe politique, un philosophe moral, un philosophe du droit cosmopolitique, un sociologue, etc., cela ne signifie pas pour autant qu’il multiplie les spécialités, ni même qu’il se situerait à l’intersection de ces spécialités…
Le rôle de la raison ne constitue-t-il tout de même pas le carrefour de tous ces thèmes?
Oui. Si nous ne pouvons, en fin de compte, garder raison, dans ce monde hypersectorialisé qui est le nôtre, qu’en persistant à le vivre intersubjectivement, au quotidien, dans une relative unité, aussi labile soit-elle, c’est que cela correspond à une nécessité et en même temps à une exigence, dont Habermas postule qu’elles sont la ressource même de la philosophie. L’établir a été et demeure la quête de Habermas. C’est ce dont Parcours aspire à rendre compte.
Ces cinq textes de 2009 que vous évoquez sont les introductions à cinq «monographies «non écrites», dit-il. Qu’est-ce que cela signifie? En dépit d’une œuvre pléthorique, cinq ouvrages seraient restés en souffrance?
Pas exactement. Mais je conviens que la formule est singulière, même si elle traduit un exercice très caractéristique de la démarche habermassienne. Les Editions Suhrkamp ont proposé à Habermas, à l’occasion de ses 80 ans, de publier une «édition d’études» (Studienausgabe), qui est une pratique éditoriale allemande consistant à réunir, à l’intention des étudiants et des jeunes chercheurs, l’essentiel d’une œuvre dans un format maniable à un coût modique.
Habermas a accepté la proposition, mais l’a détournée en choisissant de ne retenir qu’une soixantaine de textes, qu’il a organisés de telle manière qu’ils forment cinq «monographies» traitant de questions auxquelles on identifie son œuvre et son action (sociologie et langage, rationalité et langage, éthique de la discussion, philosophie politique, critique de la raison), et sur lesquelles il n’a cependant jamais produit de «monographies» au sens strict du terme.
Alors, bien entendu, ce n’est qu’un artifice. Les «monographies» en question demeurent «non écrites». Mais cet exercice quasi oulipien, ayant consisté à fabriquer cinq «nouveaux» livres, absolument cohérents, à partir de «chapitres» empruntés à d’autres ouvrages préalables, n’en a pas moins quelque chose de fascinant – et vraisemblablement d’unique dans l’histoire de l’écriture philosophique.
Dans ce «Parcours», quelles évolutions distinguez-vous?
Il n’y a à mon sens qu’une seule évolution radicale, c’est celle qui est liée au «tournant linguistique» de Habermas.
Quel est ce tournant?
Il a refondé la démarche critique héritée de Hegel et Marx en recherchant l’efficience normative de la raison dans l’immédiateté de nos rapports linguistiques – constitutifs de notre monde quotidien, de notre vécu, de notre monde social – plutôt que dans les figures de la conscience historique. Si cela s’est produit au tournant des années 1970, ce n’est pas un hasard. C’était clairement une réponse au mésusage de la «Théorie critique» de l’école de Francfort par une fraction du mouvement étudiant, et par là au dévoiement de revendications générationnelles, par ailleurs, profondément légitimes.
La chute du Mur a, à sa manière, marqué un autre tournant… Il marque d’ailleurs la césure entre vos deux volumes.
La chute du Mur et l’unification de l’Allemagne ont clairement déplacé et dépassé certains intérêts antérieurs. De promoteur du «patriotisme constitutionnel», Habermas va alors se muer en «européaniste constitutionnel», puis en «cosmopolitiste constitutionnel».
En Allemagne, Jürgen Habermas est considéré comme le plus grand intellectuel vivant. Comment jugez-vous sa réception en France?
Avec une trentaine d’ouvrages dans les librairies et une présence discrète, mais régulière dans la presse francophone, Habermas est indéniablement le mieux «reçu» des philosophes contemporains non francophones. Il dispose d’un lectorat qui n’est pas confiné au monde académique. Cela ne va cependant pas sans malentendus, me semble-t-il. Habermas est aujourd’hui non seulement lu, mais étudié; or ce qui me frappe, c’est que très peu des études en question ont une réelle sympathie pour leur objet – à la différence de celles consacrées au philosophe Axel Honneth, par exemple. On lui fait même souvent jouer un rôle de repoussoir: on salue tel ou tel aspect de sa pensée, mais pour mieux contester tel autre.
Dans une large mesure, on peut dire que le «tournant linguistique» de Habermas n’a au fond jamais été accepté (ce qui est sans doute un peu moins vrai en Suisse, en Belgique ou au Québec), et même lorsqu’il est accepté, c’est un peu du bout des lèvres.
A quoi tient ce malentendu français?
Il tient sans doute au déphasage qui a accompagné la réception initiale de Habermas. Ses premiers ouvrages ont été publiés en France entre 1974 et 1978, au sein de la vague des publications qui ont introduit l’école de Francfort. En France aussi, l’impression que les idées de Mai 68 s’étaient ou avaient été dévoyées était profonde. Certains ont exprimé alors, avec quelque raison sans doute, le sentiment que, coincées entre le massif de la phénoménologie académique et celui du positivisme sous toutes ses formes (structuralistes ou marxistes dogmatiques), ces idées n’avaient pu être correctement interprétées et portées, et qu’il convenait donc de s’atteler, et vite, à la promotion d’une véritable pensée critique, capable de tirer le meilleur parti de la généalogie nietzschéenne, de l’analyse freudienne et surtout de la théorie critique de Marx. L’urgence était d’autant plus grande que, sur ce fond de désillusion, les départements de philosophie commençaient à céder aux sirènes de l’empirisme logique et de la philosophie analytique…
C’est pour alimenter cette aspiration forte qu’on est allé puiser à la source francfortoise, toutes générations confondues. On attendait donc de Habermas, seul survivant présumé, en quelque sorte, de la première génération des Francfortois, qu’il puisse combler cette attente – ce qu’il n’a pas fait, du moins sur le terrain sur lequel on l’attendait. Pis, en préférant asseoir désormais la théorie critique de la société sur l’analyse des pratiques du langage plutôt que sur les formes de la conscience, il a paru lui aussi céder aux sirènes anglo-saxonnes, ce que quelques-uns ne lui ont jamais pardonné. Certes, on peut n’y voir qu’un énorme malentendu. Mais ce malentendu a laissé de profondes séquelles qui tardent à s’effacer tout à fait.
L’école de Francfort
Ce qu’on appelle l’école de Francfort – un collectif singulier trompeur – a regroupé dès les années 1930, autour des pères fondateurs Theodor Adorno et Max Horkheimer, des figures aussi importantes que Walter Benjamin ou Herbert Marcuse. Interdisciplinaire dès l’origine et toujours articulée à des recherches empiriques, inspirée par Marx et Freud, elle comprenait la recherche sociale comme un correctif face à l’obscurantisme de la raison instrumentale, c’est-à-dire de la domination bureaucratique, de la marchandisation et de la standardisation de la vie sociale. D’où son nom de «Théorie critique». Habermas – troisième génération de l’école – s’est émancipé du pessimisme des premières générations, en mettant en évidence tout le potentiel constructif dont pouvaient être porteuses des institutions démocratiques. M. Hu.
Parcours 1 (1971-1989)Jürgen Habermas
Traduit de l’allemand par Christian Bouchindhomme, Frédéric Joly, Rainer Rochlitz et Valéry Pratt
Gallimard, 572 p.
Parcours 2 (1990-2017)Jürgen Habermas
Traduit de l’allemand par Christian Bouchindhomme, Frédéric Joly, Rainer Rochlitz et Valéry Pratt
Gallimard, 650 p.