samedi 30 décembre 2017

Réplique à l'éloge d'Emmanuel Macron par Jürgen Habermas



PHOTO : EMMANUEL MACRON ET JÜRGEN HABERMAS LE 16 MARS 2017 À BERLIN.



Réplique à l'éloge d'Emmanuel Macron par Jürgen Habermas


Le philosophe Arno Munster critique l'article pro-Macron du penseur allemand paru dans L'Obs le 26 octobre, qui oublie la dimension antisociale de la politique du Président.

vendredi 20 octobre 2017

la pensée d’Habermas dont se réclame Emmanuel Macron


Ce que signifie vraiment pour la France la pensée d’Habermas dont se réclame Emmanuel Macron

Dans un entretien avec Philippe Besson, Emmanuel Macron aurait affirmé ne pas s'intéresser aux intellectuels français comme Régis Debray, Emmanuel Todd, ou Michel Onfray et leur préférer Jürgen Habermas. "On se situe à un autre niveau"

https://www.atlantico.fr/decryptage/3159949/ce-que-signifie-vraiment-pour-la-france-la-pensee-d-habermas-dont-se-reclame-emmanuel-macron-christophe-bouillaud

Avec Christophe Bouillaud

Atlantico : En quoi peut-on rapprocher la vision européenne d'Emmanuel Macron de celle du philosophe allemand ? Quel est le véritable projet philosophique qui justifie cette volonté française d'une plus grande intégration européenne ? Quel est son fondement ?

Christophe Bouillaud : D’abord, il faut admettre que, du point de vue de l’insertion dans le champ universitaire, Emmanuel Macron n’a pas tort : effectivement, le dit Jürgen Habermas, en tant que représentant tardif de ce qu’on a appelé « l’Ecole de Francfort », a fait une carrière universitaire hors pair, et il a reçu toutes les reconnaissances académiques possibles et imaginables. Les autres personnes citées, certes célèbres, se situent plutôt en marge des carrières académiques – cela n’enlève rien à leur originalité, mais il faut bien souligner que Jürgen Habermas possède largement le statut de « Trésor national vivant », pour utiliser une expression japonaise, dans son pays.
Ensuite, sur le fond, Jürgen Habermas est sur le plan européen un fédéraliste au nom essentiellement de l’idée d’une  poursuite, certes critique, des idéaux des Lumières en terme d’émancipation humaine et de quête de la bonne société. Il se situe donc dans la filiation de Kant et de ses projets de cosmopolitisme. En citant Habermas comme référence, E. Macron s’inscrit dans cette perspective fédéraliste. Il n’ose toutefois pas prononcer le terme : vouloir au niveau de la zone Euro un exécutif pour décider, un budget pour agir et un parlement pour contrôler, cela ressemble pourtant furieusement à un Etat fédéral. Il est intéressant de constater que même le départ des Britanniques qui honnissaient le « F-word » avec le jeu de mot impliqué en anglais empêche encore d’utiliser les termes exacts et que notre Président s’oblige encore à des circonvolutions. Il est vrai que toutes les tentatives explicitement fédérales ont échoué en Europe depuis 1945 (1948, Congrès de l’Europe, 1954, CED, et 2005, TCE).
En même temps, comme le discours d’Athènes l’a rappelé, il y a l’autre aspect du projet européen : s’unir entre Européens pour continuer, non pas tant à dominer le monde comme avant 1914, que pour continuer à y jouer un rôle comme depuis 1945. C’est le thème bien connu : un pays européen est devenu trop petit pour compter encore sur la grande scène du monde à l’époque des pays-continents (Etats-Unis, Chine, Inde, etc.). Ce second projet, qui suggère dans le fond aux anciens impérialismes européens de s’unir pour continuer à dominer l’univers, remonte au moins aux années 1920 et au célèbre projet de « Paneurope » de Coudenhove-Karlergi. Comme le montre la carte publiée dans l’ouvrage éponyme (version française de 1927), il s’agissait alors de créer un grand espace économique et politique organisant toute l’Europe continentale et la partie de l’Afrique et du Levant colonisée par ces pays d’Europe continentale (soit les colonies françaises, belges, portugaises et italiennes). Ce même projet se retrouve mutatis mutandis sous la plume de l’européiste Mark Leonard en 2005 (Pourquoi l’Europe dominera le 21ème siècle, Paris, Plon, pour la version française), avec une liste des 109 pays de « l’Eurosphère » (p. 195-196), qui comprend (presque) tous les pays européens (à l’exception des renégats suisse et norvégien), l’Afrique, le Moyen-Orient (Arabie saoudite et Iran compris, sic !),  et même tout l’espace post-soviétique européen (dont par ex. l’Azerbaïdjan). Ce projet de perpétuation de la domination des pays européens sur une partie de leurs anciennes colonies est d’ailleurs bien présent dans la célèbre Déclaration Schuman de 1950. En gros, l’Afrique est un butin riche en matières premières qu’il ne faut plus se partager comme avant 1914, mais exploiter ensemble. Des travaux universitaires ont été d’ailleurs faits sur les transferts de savoir-faire et de personnel de l’administration coloniale française à celle de la Commission européenne au moment de la décolonisation.
 Autrement dit, le projet européen est un Janus aux yeux de ses promoteurs : d’une part, assurer durablement la paix et la prospérité sur le continent européen comme on tente de le faire depuis au moins le Traité de Westphalie (1648) – c’est le côté fédératif à la suisse de l’affaire -, d’autre part, assurer la perpétuation de la domination européenne, pour ne pas dire de la « race blanche », face au « péril jaune » comme aurait dit Guillaume II dès le début du XXème siècle, face au déclin démographique et économique prévisible de ce petit morceau du monde – c’est le côté Empire romain contre les Barbares de cette même grande affaire.
Pour ce qui est de la France, il a toujours été évident tout au long de la iVème et Vème République que se tourner vers l’intégration européenne a été un moyen de conserver à cette puissance moyenne en déclin son rôle dans le monde. L’Europe est toujours conçue par nos dirigeants successifs de droite comme de gauche comme le moyen de renouveler et d’assurer la puissance française : la France en grand en somme, avec la somme de malentendus que cela implique avec tous les autres pays européens. Emmanuel Macron n’est donc pas du tout original de ce point de vue-là. Par contre, en contrepartie, comme la France ici, c’est surtout les élites d’Etat et les élites bourgeoises qui lui sont alliées, il va aussi de soi que l’aspect fédératif à la suisse a été constamment sous-investi en France. On remarquera d’ailleurs qu’il n’y a pas de grand penseur français du fédéralisme au XXème siècle. Nous n’avons que des « pères de l’Europe » qui sont des hommes d’action s’étant fait penseurs sur leurs vieux jours  (comme Jean Monnet ou VGE).   Il faut aller du côté d’un suisse comme Denis de Rougemont pour trouver un penseur fédéraliste francophone. C’est la filiation rousseauiste d’un fédéralisme démocratique des petites nations.

Le principe de "patriotisme constitutionnel" n'a-t-il pas été critiqué comme étant une source des dérives technocratiques dont semble souffrir l'Europe aujourd'hui ? N'est-ce pas cette forme de détachement entre citoyenneté et identité culturelle que contestent tout particulièrement les eurosceptiques de nos jours ?

Attention, il ne faut pas se tromper : Jürgen Habermas dans ses interventions des dernières années a été un critique acerbe de ces dérives technocratiques de l’intégration européenne, et plus encore de la gestion de la crise européenne par A. Merkel. Il a parlé de « fédéralisme de l’exécutif » pour dénoncer le fait que toutes les grandes décisions étaient prises pour sauver l’Europe à huis-clos par uniquement les dirigeants des pouvoirs exécutifs des Etats, avec un retour subreptice à ce qu’on appelait le « concert des nations » d’avant 1914, où les grands Etas puissants décidaient de tout. Il fait partie de ces intellectuels allemands (comme Ulrich Beck) qui ont été effrayés du retour d’une politique de puissance de la part de l’Allemagne. En somme, une manière de décider à l’opposé de ses idées d’ « agir communicationnel », de débat ouvert et rationnel pour fonder les décisions collectives. Au contraire, ce qu’il appelle de ses vœux et pense possible, c’est que les pays européens se dotent d’institutions démocratiques et fédérales où tout serait discuté ouvertement, et où, en plus, à la fois les pays et les individus auraient des droits intangibles.
Pour ce qui est du concept de « patriotisme constitutionnel », il s’agit en fait de la tentative de transférer en Allemagne fédérale la vision républicaine française de la Nation. En France, pour les républicains de la IIIème République, la nation n’est pas une ethnie, homogène par la langue, les mœurs ou la religion. Elle est un ordre politique accepté et voulu par les citoyens, autrement dit la République. C’est pour cela que les Alsaciens-Lorrains, parlant pourtant des dialectes germaniques, restent fondamentalement entre 1871 et 1914 des Français de cœur séparés de la Mère-Patrie.  Habermas veut tenter la même opération pour l’Allemagne fédérale : elle n’est plus le pays qui unifie les terres de langue allemande, l’héritière du rêve nationaliste allemand des années 1800-1871, mais elle est la volonté de ses citoyens de respecter un ordre politique idéal, la Loi fondamentale de 1949. Il pense pouvoir réaliser la même opération au niveau européen.
Après, il faut bien reconnaître que les fédéralistes sincères – et peut-être naïfs - comme J. Habermas ont été instrumentalisés par ceux qui disaient il y a quelques années que l’Union européenne était déjà une démocratie fédérale presque parfaite, et qu’il n’y avait donc pas lieu de se plaindre. D’où l’impression que J. Habermas était un idéologue officiel de l’européisme.
Enfin, c’est sûr que l’enjeu que pose Habermas est de savoir s’il est vraiment possible qu’en Europe, la citoyenneté européenne une fois établie par le droit l’emporte sur l’identité nationale ou sous-nationale. L’histoire de la démocratisation des Empires multinationaux ou des Etats multinationaux ne porte pas complètement à accréditer la thèse de la force intrinsèque de la citoyenneté – encore qu’on voit bien en pratique des Britanniques s’affoler de ne plus pouvoir circuler librement sur le continent à la suite du Brexit et vouloir en pratique rester des citoyens européens.

Des philosophes français cités plus haut, Emmanuel Macron affirme : "Ils regardent avec les yeux d'hier, le monde d'hier". Pourtant, l'approche de Juergen Habermas n'est-elle pas antinomique avec ce qui est parfois perçu comme un retour à la nation de l'Allemagne post-réunification ? En quoi ce projet est-il véritablement une vision du monde d'aujourdhui, par opposition au monde d'hier ?

Effectivement, le paradoxe du « patriotisme constitutionnel » de Habermas est qu’il est bâti sur l’ambiance qui régnait en République fédérale avant 1989. La RFA avait surtout bâti son récit fondateur sur le refus du nazisme et du communisme, et sur son succès économique bien sûr. L’aspect ethnique de la RFA était largement dénié en le renvoyant au nazisme et à sa « communauté du peuple » – même si le pays a accueilli depuis 1945 des millions d’Allemands « ethniques » chassés par ou fuyant l’Europe soviétisée. Avec la réunification et ses suites, on sait bien qu’on a assisté finalement à la naissance de la « République de Berlin », à une réaffirmation de la fierté d’être allemand et à une politique étrangère moins timide. Toute la crise européenne depuis 2010 a été marquée du sceau du retour d’un égoïsme national allemand, en pratique sinon en théorie, et d’une floraison dans la presse populaire d’outre-Rhin de stéréotypes nationaux les plus éculés des Allemands sur eux-mêmes et sur les autres Européens. Emmanuel Macron a parlé à ce sujet de « guerre civile ». Il a raison de souligner le retour de clivages entre Européens qu’on pouvait croire disparus. De ce fait cependant, son projet fédéraliste à la Habermas se heurte à plus de difficultés que ce même projet n’en aurait affrontées en 1989.
Par ailleurs, du point de vue français, ne faut-il pas s’interroger aussi sur les succès de librairie des auteurs que le Président méprise ainsi ? Cette angoisse pour un passé révolu et meilleur n’est pas seulement la fantaisie de quelques auteurs. Cela correspond à une demande de la part de nombreux  lecteurs. Cette angoisse française de la dégradation, du déclin, de l’invasion, de la perte de sens, ne date pas d’hier, et elle n’est pas qu’une invention d’intellectuels. C’est un thème qui parcourt toute l’histoire française depuis 1815. Il faudrait en tenir compte, et ne pas croire que les Français vont s’enthousiasmer à l’idée de voir la souveraineté française disparaître dans la « République européenne » - même si cette dernière se trouve largement inspirée par l’expérience historique française, où ce sont, au fil des siècles, les Rois, l’Etat absolutiste, la République, qui ont fait la Nation sur le fondement d’une diversité de populations et de mœurs rare ailleurs en Europe.
Pour conclure cet entretien, et puisque les communicants de LREM (la « Team Macron » présente sur Twitter) ont tendance à qualifier de « fasciste » toute personne qui ose critiquer Emmanuel Macron, comme le montre leur réaction en ce sens à l’éditorial de mon collègue, l’universitaire britannique Chris Bickerton, dans le New York Times, permettez-moi de préciser que je ne suis évidemment pas fasciste dans mes orientations politiques, ni d’ailleurs d’extrême-droite ou même de droite en général, et je me permets d’appeler à ce sujet comme « témoins de moralité » tous les trolls - pardon de les appeler ainsi, mais c’est le terme adéquat- , qui ont réagi vertement à mes propos sur Atlantico au fil du temps. Merci à eux de leurs vives réactions. 

jeudi 20 juillet 2017

HABERMAS, RATIONALITY, AND DEMOCRACY

HABERMAS, RATIONALITY, AND DEMOCRACY

This week we examine the philosophy of the great 20th century German philosopher, social theorist, cultural critic and public intellectual, Jürgen Habermas. We focus on his stirring and hopeful vision of democracy.
Habermas believes that genuine democracy is rooted in the principles of communicative rationality. Though I think it is very much an open question whether rational argument can ever take place in a democracy—especially one like ours that seems very far from what Habermas envisions—I do hold out some hope that we may eventually be able to design a public sphere in which reason regularly wins out over power and propaganda.  
The phrase ‘communicative rationality’ is not one that hears thrown around a lot in ordinary discourse. It’s something of a philosopher’s term. In fact, whenever I hear the phrase, I tend to think of what goes on in a philosophy seminar. In an ideal philosophy seminar, you’ve got a bunch reasonable people sitting around, attentively listening to each other, calmly arguing back and forth, everybody just trying to find the truth. No ego! No power dynamics! No gender biases! Politics isn’t often like that. In fact, most philosophy seminars aren’t either. And I don’t think Habermas intended to model society at large on a philosophy seminar. Still, I don’t think the analogy is completely inapt. And keeping it in mind can help us see what Habermas does have in mind. So with the image of a philosophy seminar sort of in the background, let’s begin by thinking about the nature of a rational conversation, then maybe we can see what that has to do with democracy.
Rational discourse is governed by various norms. Chief among them is the norm that you should only say things that you have good reason to believe. Philosophers tend to think of that norm as fundamental. Habermas might hold that if you violate that norm, you’re not really engaging in rational communicative action at all. Suppose that I’m a shyster, out to deceive and manipulate you. I tell you some BS story. It’s completely false. Plus, I’ve got no reason whatsoever to believe it myself. I’m just trying to pull one over on you. Clearly that makes me a crook, but ask yourself whether that makes me irrational or whether it means I am not communicating with you at all.
The answer is that if I am communicating with you in the imagined scenario I am doing so dishonestly and manipulatively. And though the shyster may be perfectly rational in one sense, but not rational in another, more important sense—at least not according to Habermas. Habermas distinguishes instrumental rationality from communicative rationality. Instrumental rationality is about adjusting means to ends. You want to achieve some goal. You believe doing such and such would be an effective means of achieving that goal. If you’re right, that makes it instrumentally rational to adopt that means. So, even a dishonest and manipulative shyster can be rational in that sense.  
Now instrumental rationality is not a bad thing. In fact, it’s a very important thing. Without it, we could not possibly thrive in the world. But instrumental rationality is not the be all and end all of rationality. It’s certainly not enough to ground democracy. Not according to Habermas, anyway.
And this is where communicative rationality comes in. Think more about how real conversations work—not sham conversations with snake oil merchants—but conversations among people all of whom are trying to get at the truth. Take Philosophy Talk itself, for example. Conversations that aim at truth have their own internal dynamics. When you make an assertion in that context, not only do you represent what you say as true, you hold yourself responsible for defending what you say, if challenged. And though that may sound a little combative, perhaps, but I am not talking about defending your views with the force of arms, but defending them solely with the force of the better reason! Of course, it’s reasonable to ask, “better” by whose lights? And the answer will be better by our collective lights. This is not to deny that we may sometimes disagree. But when we do disagree, if we are being communicatively rational, we will keep on talking until we manage to work it out.
Now we can see why Habermas wouldn’t count conversations with snake-oil merchants as communicatively rational. They might PARADE as communicatively rational. But that’s just a sham. Snake-oil merchants aren’t committed to truth. They are not committed to defending their views with valid arguments. And they are not content to the force of the better reason settle our disputes.  
It would be hard to deny that communicative rationality is a good thing. But it is not obvious what it has to do with democracy, especially not democracy as we find it in the here and now.   For Habermas, democracy is this sprawling conversation, in which all citizens are equal participants and all are committed not to the force of arms, or the power of propaganda, but only to the force of the better reason. That can sound like a hopeless fantasy. In the real world, power talks, not reason. But Habermas himself is fully aware of the many ways in which power distorts communication. To him that just means we have work to do, so that we can design a public sphere where reason rather than power does the talking. Only then can genuine democracy thrive.
Of course, whether we can successfully construct a public sphere in which reason rather than power does the talking is very much an open question.  But what better place to begin to talk about that open question than here on Philosophy Talk.

mercredi 17 mai 2017

Habermas and the Fate of Democracy


Habermas and the Fate of Democracy
Habermas is an intensely political thinker whose ideas are eerily applicable to contemporary global politics.

LA SUITE SUR CE LIEN

http://bostonreview.net/philosophy-religion/william-e-scheuerman-habermas-and-fate-democracy

jeudi 30 mars 2017

Emmanuel Macron adoubé par Jürgen Habermas à Berlin


https://www.philomag.com/lactu/breves/emmanuel-macron-adoube-par-jurgen-habermas-a-berlin-22306

Emmanuel Macron adoubé par Jürgen Habermas à Berlin

Emmanuel Macron a rencontré le philosophe Jürgen Habermas à Berlin, le 16 mars 2017. Entre l’homme politique et le penseur de l’espace public, le dialogue s’est noué autour des enjeux européens.
Emmanuel Macron se pique de philosophie, on le sait. Lui qui revendique d’avoir été l’assistant de Paul Ricœur peut aujourd’hui se féliciter du soutien du philosophe allemand Jürgen Habermas. Lors d’un débat sur l’Europe organisé le 16 mars à Berlin à l’initiative de la Hertie School of Governance, le théoricien de la démocratie et penseur de l’éthique de la discussion a dit tout le bien qu’il pensait de celui qui franchirait « la sacro-sainte ligne rouge héritée de 1789 ».

Contre le « quiétisme »

Le philosophe a pris la parole le premier pour témoigner de sa curiosité : comment le spectre politique français se reconstituera-t-il si Emmanuel Macron venait à remporter l’élection ? Une chose est sûre, « Emmanuel Macron incarne l’antithèse même du quiétisme de ceux qui sont habilités à agir », ayant le mérite de poser des problèmes qui ne peuvent être résolus qu’à l’échelle européenne. Pour le philosophe, auteur de La Constitution de l'Europe (Gallimard, 2012), dans une conjoncture de blocage général, seules les coopérations au sein de la zone euro permettent un nouvelle marge de manœuvre. Il a développé sa vision de l’Europe. Elle repose sur deux piliers : la solidarité et l’unification.
L’idéal de solidarité ne relève pas du pur désintéressement. Elle devrait, selon lui, se traduire par des retombées positives pour celui qui la pratique. « Depuis la Révolution française et les premiers mouvements socialistes, précise-t-il, ce concept a acquis une portée politique plutôt que morale. » Autrement dit, « solidarité ne signifie pas charité ».
Ensuite, alors que « l’unification européenne a jusqu’à présent été un projet élitiste », le théoricien de l’espace public déplore que les leaders politiques n’osent pas impliquer les citoyens dans un débat éclairé sur les différents scénarios de futurs alternatifs, les populations n’étant appelées qu’à s’exprimer sur leurs intérêts nationaux.
Or, la reconstruction de l’Europe semble vouée à se faire malgré l’entêtement des élites. Sans même parler du Brexit, l’Europe, menacée à ses portes par des régimes autoritaires en Turquie et en Russie, se trouve aujourd’hui propulsée dans une situation essentiellement défensive, devant faire face à la guerre en Syrie, à la menace terroriste et aux provocations de Donald Trump aux États-Unis. Parce que l’Europe est désormais mise en demeure de défendre son intégrité et ses principes libéraux, Jürgen Habermas plaide en faveur d’une Europe de la défense et d’une coopération renouvelée.
Le philosophe a achevé son intervention en louant une nouvelle fois le candidat français à la présidentielle. Il soutient qu’il est l’homme qui « se démarque du rang des hommes politiques européens » dans la mesure où il a le courage de dire ce que la France peut faire aujourd’hui à l’intérieur de son pays pour faire avancer le débat européen. Pensant au rôle du partenaire allemand, il a conclu en soulignant combien « être le principal bénéficiaire de l’Europe est aussi une malédiction » et quelle responsabilité lui revient.

Une logique de désir

« L’Europe a arrêté de fonctionner comme elle le devrait depuis à mes yeux dix ans », a poursuivi Emmanuel Macron à la tribune. Il a d’emblée appuyé l’idée d’un « immobilisme destructeur » dont il incarnerait l’antithèse. À ses yeux, le problème majeur de l’Europe est qu’« on ne propose plus » et qu’une crise de confiance s’y est durablement installée depuis que les Néerlandais et les Français ont signifié leur refus au Traité constitutionnel de 2005. « On ne parle plus que d’histoires de séparation » alors que l’aventure européenne est par essence « mue par une logique de désir ». Et le fondateur du mouvement En Marche ! d’ajouter : « Si vous êtes un Européen timide, vous êtes déjà un Européen défait, donc je ne recommande pas cette option. »
Partant du principe que « la France n’a pas vécu l’austérité », Macron esquisse un projet pour l’Europe dans lequel le pays prendrait une part déterminante. Par où commencer ? Pour lui, l’essentiel est de réconcilier la logique de la justice sociale et celle de la « responsabilité » ; celle-ci est double, puisqu’elle concerne à la fois les jeunes qui n’ont connu que le chômage de masse et les partenaires européens envers lesquels la France n’a pas engagé les réformes auxquelles elle s’était engagée. Aussi, précise-t-il, « la France doit restaurer sa crédibilité sur le plan économique et budgétaire comme un préalable à [la] discussion », tout en étant capable de déclencher un mouvement plus favorable à l’investissement et, suivant en ceci Jürgen Habermas, à une plus grande solidarité du côté allemand.
Pour l’ancien ministre de l’Économie de François Hollande, il n’existe qu’un moyen de concilier ces deux exigences : la création d’un « tiers de confiance » en Europe, qui se matérialiserait par la mise en place d’une nouvelle institution de croissance et de solidarité. Concrètement, cela signifierait le renforcement de la coopération franco-allemande beaucoup plus structurée sur les questions d’investissement, de sécurité commune aux frontières et de défense au Proche-Orient et en Afrique.

Double adoubement

Adoubement philosophique, mais pas seulement. Car sur l’estrade, un troisième invité était présent : Sigmar Gabriel qu’Emmanuel Macron connaît bien pour avoir été son homologue au ministère de l’Économie, et parce qu’ils représentent tous deux un virage de la gauche en Europe. Pour cette figure de proue du Parti social-démocrate allemand (SPD), changer les choses commence par une modification des « récits » politiques que l’on propose et qui nous forment. L’ancien assistant de Paul Ricœur, qui l’a accompagné dans la rédaction de La Mémoire, l'Histoire, l'Oubli (Seuil, 2000), ne peut qu’acquiescer à cette thèse, tandis qu’au terme d’un long échange les applaudissements éclatent, comme saluant ce double signe de confiance de la gauche allemande : philosophique et politique. Le candidat en tirera-t-il profit en France ? Les futurs élections le diront.